La fille qui entendait la mer
C’était une fille de la plaine
Au visage long et pâle .
Devant sa maison s’étendait un océan de blé,
A perte de vue.
Les gens du village l’appelait la folle :
Elle disait à tout le monde qu’elle entendait la mer.
La mer, ici, on en avait entendu parler ....
Mais personne ne l’avait vue .
Personne ne l’avait entendue non plus .
La mer, c’était loin ;
c’était pour les marins
et les vacanciers,
pas pour les paysans de la plaine .
*
Le soir, on la voyait debout à la fenêtre de sa chambre.
Elle regardait au loin .
Ses cheveux s’ agitaient comme des algues brunes
brassées dans le ressac du vent de la plaine.
On disait en la voyant :
« Tiens, la folle écoute la mer »
Et on rigolait avant d’aller boire un coup
au bistrot du village .
Elle n’avait pas d’ami.
Les gens ont peur de devenir fou.
On l’évitait ,
comme si la folie s’attrapait …
*
Mais elle n’était pas folle,
Elle entendait la mer .
Ca avait commencé un jour de printemps
Quand elle avait neufs ans .
Son oncle était venu rendre visite à la famille.
Il lui avait rapporté un gros coquillage d’Afrique
Pour son anniversaire .
« Mets ton oreille dans l’ouverture de la coquille , Anouk...
écoute, tu vas entendre la mer »
Elle avait écouté et elle avait entendu la mer .
C’était merveilleux.
Comme à tous les enfants de la terre, la mer avait vraiment parlé.
Contrairement à tous les enfants de la terre , la mer continuait de lui parler .
Toujours, depuis ce jour.
*
Ce n’était pas un drame pour elle .
C’était un drame pour ses parents .
Pour les voisins aussi, qui hochaient la tête en silence en regardant
s'asseoir la famille ,le dimanche matin, à l’église .
C’était un drame pour le curé , pour les docteurs , pour l’instituteur du
Village .
C’était un drame pour tous les gens important de sa vie.
Ca la rendait triste , mais elle entendait la mer et c’était comme ça .
*
Le soir, elle fermait les yeux ,debout devant sa fenêtre ouverte .
Le tam-tam roulant d’un moteur de chalutier envahissait l’espace.
Et tandis que le tracteur du voisin répandait l’engrais , les grives
lançaient des cris de mouettes rieuses dans l’odeur de poisson.
En ouvrant son coffre à secret, elle entendait le cliquetis des drisses contre
le mat d’un voilier, puis le vent dans la cheminée soufflait des tempêtes
marines.
La nuit, elle se relevait , regardait la plaine derrière les rideaux et ce qu’elle
voyait à la lueur de la lune, c’était la houle qui vient frapper le mur d’un
phare oublié
*
Sa mère n’en pouvait plus .
« Tu as presque douze ans Anouk,
quand vas tu faire cesser ces
Sornettes ?
Mais invariablement Anouk répondait :
J’entends la mer, pourquoi cela est il un drame pour vous tous ? »
Un matin , un homme habillé tout en noir arriva au village entouré de deux
hommes habillés tout en blanc.
Les enfants se cachèrent et les gens chuchotèrent .
« C’est pour Anouk, ils vont l’emmener . »
Les hommes discutèrent avec les parents puis ils prirent la jeune fille par
les épaules et l’emmenèrent de force dans une camionnette blanche .
La mère pleurait.
Le père était grave et entourait les épaules de la mère avec ses bras de
Paysan.
Les voisins regardaient la scène en se mordant le poing .
*
Plus tard , Anouk se réveilla dans une chambre .
Elle était allongée sur un lit en fer .
Une dame lui avait apporté un petit déjeuner .
Ensuite on lui posa plein de questions :
« Pourquoi entends tu la mer quand elle n’est pas là ?
– Parce que sa voix est jolie , parce qu’elle me parle , parce que c’est ainsi.
– Tu as des voix qui te parlent dans la tête?
– Non, pas du tout ! juste la mer, les vagues
et le vent qui s’engouffre dans
les voiles .
– Mais comment peux tu connaître tout cela, puisque tu n’as jamais vu la
mer en vrai ?
– C’est vrai, je ne l’ai jamais vue, mais je l’ai entendue… »
C’était un dialogue de sourd pour les psychiatres.
Ils décidèrent de la garder quelques temps pour la soigner.
*
Un soir, comme elle le faisait chez elle, Anouk ouvrit la fenêtre .
Derrière les barreaux de fer , s’étendait une longue plaine bleue foncée
avec de drôles d’oiseaux blancs qui flottaient dessus.
Le vent lui apportait des senteurs étranges, du sel et du poisson.
Elle dit: « Je le savais, cela existe !
Alors elle entendit la mer lui parler pour la dernière fois :
Si tu veux vivre, mon enfant, tu devras oublier ma musique .
Fais donc semblant d’être sourde !
Ils te laisseront partir .
Mais toujours tu chercheras ma voix,
comme les marins,
Comme les pêcheurs
Comme les gardiens de phare,
Comme tous les gens qui m’ont entendue une fois "
*
Anouk était guérie .
Pour les médecins , tout était rentré dans l’ordre.
Elle retourna chez elle .
Elle travailla dur à l’école.
Elle obtint plein de diplômes et devint capitaine de bateau .
Maintenant qu’elle est grande et forte et belle comme tous les capitaines de
bateaux, elle traverse les mers et les océans de la terre .
Le soir , dans sa cabine , juste après avoir donné le quart à son second,
Elle écoute la mer dans la bouche ouverte d’un gros coquillage .
Puis elle écrit des poèmes pour retrouver la voix .
***
Lionel Deyna, histoires de rien, 2008